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    Enivrez-vous

    Il faut être toujours ivre. Tout est là : c'est l'unique question. Pour ne pas sentir l'horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve.

    Mais de quoi ? De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous.

    Et si quelquefois, sur les marches d'un palais, sur l'herbe verte d'un fossé, dans la solitude morne de votre chambre, vous vous réveillez, l'ivresse déjà diminuée ou disparue, demandez au vent, à la vague, à l'étoile, à l'oiseau, à l'horloge, à tout ce qui fuit, à tout ce qui gémit, à tout ce qui roule, à tout ce qui chante, à tout ce qui parle, demandez quelle heure il est ; et le vent, la vague, l'étoile, l'oiseau, l'horloge, vous répondront : « Il est l'heure de s'enivrer ! Pour n'être pas les esclaves martyrisés du Temps, enivrez-vous sans cesse ! De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. »


                                                                                                                                                          Charles Baudelaire


 

Daniel Fanguin

S’enivrer de poésie

Poèmes, vers libres et prose



Le  grillon albinos

Pris à ce sournois jeu d’enfant,
Sous le simple titillement
D’une brindille, le grillon,
Surpris, se rend à reculons.

En si bel habit des dimanches,
Avec des ailes toutes blanches
Sur livrée caramel au lait,
De le voir ainsi, il me plait.

Je sus plus tard la chose rare.
Dans le repli de la mémoire,
Précieux trésor de l’enfance,
Il chante encore lorsque j’y pense.


                              

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Papillons oranges

Ô j’ai fait ce rêve étrange
De beaux papillons oranges
— Oui j’ai bien “vu” la couleur,
Pu percevoir leur splendeur —
Qui s’échappaient en nuée
De ma bouche et de mon nez.

Je me disais, oppressé,
Qu’à ce point parasité
Si je ne pouvais rien faire
Ma peau ne valait pas chère.
Épris de vie, le cœur gros,
Je m’éveillais en sursaut.

En pleine nuit, un client
De l’hôtel, très mécontent,
Vociférait, et dehors
Un chien hurlait à la mort.
La mort pas encore, c’est dit
Je me rendors, à lundi.


 

Partir en  fumée
 
À regarder tous ces corps livrés au bûcher,
Sur la berge du grand fleuve sacré, brûler
En n’ayant qu’un seul pied, drôle de destinée,
L’autre, résigné , déjà parti en fumée,  
Je sais désormais que sur l’ultime autre rive,
C’est, sans rire, à cloche-pied que l’on y arrive.


La plus sûre manière de monter au ciel
est sans nul doute de partir en fumée.


 

L’averse

Que j’aime l’averse
Lorsqu’on la traverse
À grande enjambées ;

Libérant la terre
En un long parterre
D’effluves exhumés ;

Qui des demoiselles
Fait des hirondelles
De leur nid tombées ;

Et des étrangers
Fait se rassembler
Tels des naufragés.


 

Mirage

Elle passait, mine de rien,
Faussement innocente, dans les vibrations
De l’air incendié, flambante ondulation,
En rehaussant ses petits seins.

Ô troublante schizoïdie,
Dont je voulais jouir encore et encore,
Que le désir si exacerbé dans un corps,
Par cette chaleur, alangui.


 

Face à la mer

Du haut des nuages apparaît
La tête de Poséidon ;
Une paille lui suffirait
Pour vider la mer jusqu’au fond.

À nous la cité engloutie,
Les vaisseaux chargés de trésors ;
Bijoux de pierres sertis
Et coffres de pièces d’or.

Œil de verre et jambe de bois,
Pirate-fantôme hors la loi,
Tout un univers légendaire ;


Sirènes sans contrefaçon
Jouant les hôtesses de l’air…
Oh ! mon dieu, non ! et les poissons !


 

                                                                  Tan-Tan Plage


      Les jours de vent marin, la plage est lisse et souple. La démarche élastique, vivifié par l’air de l’océan, le promeneur se sent pousser des ailes. Si ce n’était la nette précision des empreintes de ses pas sur le sable, il oublierait qu’il marche, pour se laisser porter au gré du vent. Ainsi ces bribes d’écume, telles des barbes à papa, tout juste détachées d’un rocher pour, de roulades en culbutes, s’adonner à de nouvelles embrassades.


     Les jours de sirocco — ou de chergui — la plage se relâche et se ride. Aveuglé par la poussière, ramolli par la chaleur suffocante de l’air, les pieds s’enfonçant dans un sable meuble, le promeneur peine à se détacher du sol pour avancer. Sur ses vêtements qui lui collent au corps, les marbrures de sueur, piégeant la fine poussière de désert qui s’insinue partout, dessinent des arabesques ocre-foncé. Dans cet étouffant nuage les limites entre sable et eau s’estompent, jusqu’à l’horizon de l’océan ne règne plus que le ocre-jaune.
    Lorsque, le soir venu, éclate un orage, tandis que le grondement du tonnerre couvre l’appel à la prière du muezzin, on remercie le ciel pour cette grande lessive salvatrice.

 


    À marée descendante régulièrement les colonies de mouettes déplacent leur campement pour se tenir au plus près des flots. Préférant les vastes miroirs de sable mouillé, restant longuement immobiles, à quelle songerie peuvent-elles se livrer ainsi captives de leur reflet ?
 

    Sur les lieux de leurs précédents rendez-vous, leurs fientes étalées, se détachant sur le sable encore brun d’humidité, prennent, sous les rayons du soleil déclinant, une teinte bleutée — comme autant de touches de ciel déposées là par l’invisible pinceau d’un fantasque artiste rêveur.

 

                                                                          Palmeraies


      On ne peut se lasser des flâneries dans les palmeraies. C’est la saison des labours, sur les petites parcelles la houe est tirée par un âne, voire un mulet. Aucun bruit de moteur ne vient troubler la quiétude des lieux — ce ne sont pas les injonctions, bien que constamment réitérées, du laboureur à son animal qui peuvent couvrir le chant des oiseaux, ni même le murmure de l’eau dans les canaux.
  Il y a comme partout des femmes habillées de noir, mais ici la plupart, jeunes et moins jeunes, portent des vêtements de couleurs vives et chatoyantes : bleu, vert, jaune, fuchsia…
 

      Au soleil couchant, assis sur une pierre au pied d’un mur de terre, regarder à travers les palmiers le ciel s’embraser, tout en goûtant à la fraîcheur aromatisée du soir, tandis que le mur restitue dans le dos une part de la chaleur emmagasinée durant la journée. Avec le chant des criquets et de quelques oiseaux, c’est un spectacle complet — comme un “son et lumière” qui serait orchestré rien que pour le voyageur rêveur.
  Le retour sous la lune. Au détour des sentiers de la palmeraie, quelques silhouettes furtives de passants attardés. La gent animale se tait. Silence complet. Un rêve éveillé.
     
      

      Et toujours ces scènes de la vie quotidienne qui ne cessent de charmer le voyageur : les femmes, aux habits amples et colorés, gardant leur troupeau de moutons ou de chèvres, portant des fagots nous paraissant démesurés, faisant la lessive là où l'oued n'est pas totalement asséché, ou bien agenouillées, coupant avec une faucille l'herbe tendre d'un beau vert cru, pour la lier en petites gerbes ; les vieillards cheminant dignement, assis sur leur âne ; les enfants pêchant des grenouilles ; les chiens errants reposant en meute au soleil, ou se chamaillant autour d'une carcasse ; des femmes, des jeunes filles et des enfants, assis en formant un grand cercle, chantant tous en cœur, en tambourinant  joyeusement…

 

                                                                 La tête dans les étoiles


    À Chefchaouen, comme dans la plupart des villes marocaines, rien n’égale les terrasses des toits pour contempler le coucher de soleil et, la nuit tombée, rêver la tête dans les étoiles. C’est une position idéale pour bien saisir le changement d’humeur de la ville à ce moment sensible, presque magique, où le jour cède humblement sa place au mystère la nuit : les montagnes s’estompent, les bruits se font plus discrets, les odeurs plus suaves... les lumières de la médina se révèlent par touches successives.
   Alors, entre deux scintillements, on embarque sur un tapis volant.
À 20h la lune veille sur les étoiles afin qu’aucune ne s’égare dans les profondeurs de l’infini.
Mais la lune est facétieuse.
À 23h elle a disparu. Certaines étoiles en profitent pour se faire la belle. On les voit filer dans le ciel.
«La nuiiiiiit est une femme à barbe ... Les astres sont les bijoux d’or, oubliés par la Castafiore»
chante Brigitte Fontaine.

                                                                    La maison de l’elfe


    Je suis repassé, non sans émotion, devant la maison de pierre d’un elfe. Je suis certainement le seul à savoir qu’il habite là. C’est qu’il y a deux ans il m’est magiquement apparu. Lors d’une promenade nocturne — comme de bien entendu par une nuit de pleine lune —, intrigué par le souffle chaud qui émanait de ce monolithe de pierre, je m’en suis approché. Il semblait respirer : un murmure s’en échappait — plus chantant que le bruit du vent, plus léger que le ruissellement de l’eau. J’avais dans ma poche un galet — de la forme et de la grosseur d’un œuf de cygne — que, selon ma manie, j’avais ramassé quelques semaines plus tôt sur une plage. J’ai alors eu l’idée d’en frapper trois petits coups sur la paroi de pierre. Ce fut presque une caresse tant la texture du galet était lisse et douce (je pense qu’avec un vulgaire caillou j’aurais égratigné la roche et ça n’aurait pas marché). Sans qu’aucune porte n’eut besoin de s’ouvrir un elfe a surgi. Les bras croisés il ne cessait de sautiller d’un pied sur l’autre, de se dandiner de droite à gauche. (Un elfe n’a pas d’âge. À voir les nombreuses et profondes griffures de la roche, il a dû connaître des époques tumultueuses — il fallait qu’il se sente suffisamment en confiance pour prendre le risque de sortir de son refuge de pierre.) Il m’a salué en clignant d’un œil tandis que, de l’autre côté, son oreille se recourbait, puis il a inversé et recommencé trois fois de suite. Il semblait satisfait de son effet parce qu’à chaque fois son sourire narquois remontait un peu plus haut — jusqu’aux oreilles. La lune se mirait dans ses grands yeux de biche — et il lui a suffi de les fermer pour disparaître à jamais. (Cette année je n’ai pas de galet dans ma poche.)

 

Petits vendeurs ambulants
 
Si tu veux
 
un vendeur de pieds de vigne en plastique,
un vendeur de cigarettes,
un vendeur de chandeliers en céramique,
un vendeur de lunettes,
un vendeur de triangles de signalisation,
un vendeur de chaussettes,
un vendeur de caleçons ou de pantalons,
un vendeur de cacahuètes,
un vendeur de piles et de briquets,
un vendeur de gaufrettes,
un vendeur de montres et de bracelets,
un vendeur de sucettes,
un vendeur de bagues ou de colliers,
un vendeur de casquettes,
un vendeur de mouchoirs en papier…
 
c’est simple, appelle « Ahmed ! »



  Entends le vent

Entends le vent d’autan comme il s’emporte,
Le vent hurlant faisant trembler les portes,
Les enfants presqu’autant ; du fond des bois
Le vent, que de rumeurs il nous apporte.
Entends le vent gémir au ras des toits,
Mais ne l’écoute pas, il rend fou parfois.


 

La poésie est une alchimie qui transforme les mots
(les images, gestes et autres objets) en émotion.

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